Daniel Teruggi


Où êtes-vous ?

Je suis à Paris, chez moi dans le 14ème, avec mon épouse, ma fille et son mari (et le chat).


Où voudriez-vous être ?

Je suis bien là où je suis. Nous aurions pu partir dans notre maison en Espagne, au vert et pendant une des meilleures saisons, mais nous avons préféré le contexte parisien. Nous avons de la famille, beaucoup d’amis et nous sommes dans un quartier sympa même si nous ne le voyons qu’à peine.

Que faites-vous en ce moment ?

Alors, le moment du grand rangement est venu, le moment du rangement de mes sons. J’ai vécu une vie professionnelle très chargé, surtout à partir des années 2000 et mon travail de compositeur devait jongler avec mes responsabilités professionnelles ce qui ne me laissait pas de temps pour organiser mes éléments une fois un projet terminé. Donc j’ai accumulé des quantités importantes de matériaux sonores autour de mes œuvres qu’il fallait numériser, cataloguer et décrire. Entre 2000 et 2020 j’ai composé 40 musiques, pour le concert, la danse, le cinéma. Il faut savoir que pour chaque musique je fabrique une quantité très importante de sons dont j’utilise pour la composition entre 25 et 30% (j’aime bien cette idée qu’autour d’un projet, je dispose d’une grande quantité de sons destinés uniquement à ce projet), donc depuis mes débuts j’accumule et j’accumule des sons que j’ai maintenant décidé d’organiser.

Pour cela il a fallu numériser 260 bandes magnétiques, 180 DAT et 200 CD. Pour les CD c’est rapide de les transférer sur un disque dur, pour les DAT et les bandes c’est du temps réel. Donc le processus s’établit comme suit ; 

Première phase
 J’organise grossièrement les supports par musique,
• Je numérise les supports en les écoutant en même temps,
• J'écris tout ce que je fais dans un fichier Excel :
  • Je donne un numéro à chaque entrée du fichier Excel,
  • Je nomme chaque fichier numérisé en gardant le nom initial sur le support,
  • Chaque numéro Excel correspond à un numéro de fichier son,
  • Je commence le nom du fichier numérisé par ce numéro,
  • Je décris le contenu du fichier (20 à 30 mots) sur le fichier Excel (cela peut être d’autres éléments déjà écrits sur le support),
  • Je mets un jugement de qualité et d’intérêt,
  • Par exemple: sur un support il y a écrit VM prise de son, le fichier son numérisé deviendra 39) VM Prise de son, VM c’est l’abréviation de Variations Morphologiques, j’ai un glossaire d’initiales associé)
  • J’ajoute des documents ou descriptions, notamment des photos des couvertures des bandes ou des papiers qui peuvent se trouver à l’intérieur avec des descriptions.
• J'introduis en parallèle sur un fichier Word des informations, souvenirs, commentaires sur les œuvres, leurs contextes de création, et toute information utile pour me souvenir. Il est vrai qu’en écoutant je me remémore beaucoup de choses. Il est vrai aussi qu’il y a beaucoup de sons que j’avais oubliés.
• Cela fait un énorme sac de sons (je suis à 250 giga).
• Mis à part les sons, il y a d’autres éléments : exemples pour conférences, enregistrements de conférences, programmes radio, entretiens… Je numérise et garde tout cela également.

Pour les musiques elles-mêmes, les notices et les partitions, elles étaient déjà bien rangées, ceci est complémentaire à ce travail que j’ai fait au fil du temps.

Deuxième phase : 

• Tout en gardant tout ce qui a été numérisé sur plusieurs disques durs (3 disques différents, la grande règle de la sauvegarde informatique), j’organise le matériel par œuvre ; pour cela :
  • J’ai créé une structure qui organise mon travail en thèmes:  musiques acousmatiques, musiques mixtes, théâtre, films…
  • Dans chaque catégorie j’introduis l’ensemble des œuvres qui existent par ordre alphabétique,
  • Pour chaque œuvre je crée des sous-catégories : sons de départ et traités, la musique elle même, les notes, documents, notices, partitions, photos,
  • Je remplis  progressivement les sous-catégories à partir des numérisations et d’autres sources déjà classées,
  • Je renseigne tout cela sur un nouveau fichier Excel y compris une image de la structure des fichiers,
Voilà, je suis en plein dans la phase deux. La méthode est personnelle et discutable, mais elle basée dans mon expérience de recherche de documents. L’important est de savoir où se trouve chaque élément que l'on cherche, et le retrouver rapidement. Cela fait plusieurs mois que je travaille, pas en continu mais par périodes, et le confinement a initié une longue session de travail.

On pourrait se questionner sur l’utilité de tout ce travail ; pourquoi je ne jette pas directement des choses ou éléments qui à l’écoute ne me semblent pas intéressants. Cette opération aura lieu dans une troisième phase, plus musicale, dans laquelle je vais définitivement détruire une grande quantité de sons, je prends des notes en les écoutant et le travail sera rapide. Mais une des grandes règles de l’archivage est que celui qui archive n’évalue pas la valeur de ce qu’il archive ! Donc, prochainement j’enlèverai ma casquette d’archiviste pour mettre celle de compositeur.

Sinon je fais des courses tous les deux jours, masqué et ganté et je cuisine tous les jours.


Qu’entendez-vous en ce moment ?

Disons que j’entends mes sons, et parfois quelques musiques. Je n’écoute rien en dehors après plusieurs heures d’écoute par jour. Par contre je regarde des films le soir tard (parce que les films le soir tard s’apprécient mieux) notamment Fellini, Bergman et Tarkovski pour commencer (c’est le moment de revoir Stalker !), je verrai par la suite. Comme je ne suis pas seul à la maison il y a d’autres musiques au loin qui résonnent… L’écoute de mes sons n’est pas une écoute « musicale » elle est plutôt descriptive et qualitative, par la suite j’irai pêcher des sons pour les retravailler.

J’écoute également à petites doses des musiques d’autres compositeurs qui m'ont donné leurs CDs (j’en ai reçu tellement dans ma vie professionnelle et j’ai eu tellement peu de temps pour les écouter !). J’écoute, concentré, en essayant de comprendre ce qui meut les compositeurs, et souvent j’écris au compositeur pour lui communiquer mes réactions et pensées. J’en ai surpris plus d’un…


Mettez-vous à profit ce confinement pour faire de la musique ?

Je venais de finir une longue musique au début du confinement, donc je me repose depuis, mais je me mets de temps en temps au travail sur un autre projet commencé il y a quelque temps. Il y a toujours quelque chose sur le feu, le problème est que je n’aime pas composer au casque, donc j’attends que cela s'arrange pour me lancer vraiment. Si cela dure trop longtemps, il faudra m’y décider.


Comment sera le monde d’après ?

Drôle de question pour laquelle on n’a pas de réponse. Changera-t-il, sera-t-il plus humain, plus proche des individus ? En tout cas le monde culturel vit une catastrophe terrible au delà de l’épidémie elle-même. Je pense que l’influence sur le monde culturel sera très grande, les paradigmes de consommation changeront et pas pour le mieux. Déjà je trouvais que notre vie musicale était plutôt réduite, voir confinée, je ne pense pas que l’ouverture se fera dans un futur, au moins pour ce qui concerne le contact avec le public et les manifestations.


Comment peut-on soutenir la communauté musicale ?

Il y des initiatives tout à fait intéressantes de partage, de concerts en ligne, de collaborations entre musiciens, cela ouvre de nouvelles perspectives; ce sont de belles réactions à l’isolement dans un monde déjà assez isolé. Donc pour soutenir il faut aller à la recherche (voir sauvetage) des musiciens et des publics, il faut que les institutions qui ont la capacité de rassembler le fassent de manière décidée, maintenant et surtout par la suite. Depuis des années je dis que les musiciens, en particulier les compositeurs, ne se parlent pas ou trop peu ; on continue à faire de la musique dans l’isolement presque sans échanges. Peut être que l'on pourra imaginer de nouvelles formes d’échange, de partage d’idées, de musiques.

Il faut réinventer en permanence les relations musicales et les relations avec les publics. La consommation musicale en ligne (de notre musique j’entends) a-t-elle un avenir ? Si c’est le cas il faut le développer. Peut être que ce confinement sert d’essai à de nouvelles formes d’échange et de partage, intéressant à suivre. Il faudra aussi voir comment le public va réagir, en sortant du confinement, au fait d’être physiquement présent dans une salle de spectacle. Faut-il réinventer quelque chose là aussi ? Repenser le concert, l’écoute partagée ?


Cinq musiques à conseiller ?

Après Fellini, certaines musiques de Nino Rota (La Strada), voir un film insolite de Fellini Intervista (ce n’est pas une musique mais bon…). La dernière fugue de l’Art de la Fugue de Bach. Ma dernière œuvre Nova Puppis qui sera créée un jour. Le silence des rues de Paris…


Un livre ?

Là plusieurs, A tale of two cities de Dickens, La mouette de Tchekhov, A history of the Crusades de Steven Runciman, Quant Albert devient Einstein de Christian Bracco et une très ancienne (1922) Nouvelle Histoire de France illustrée d’Albert Malet. Ah et pour finir et passer un magnifique moment: Baudolino d’Umberto Eco.


Que ferez-vous quand vous sortirez ?

La même chose que maintenant, sauf que j’irai me promener, prendre des cafés dans des cafés (je suis un grand amateur de cafés dans les cafés), voir des amis, et parler de tout ce que l'on a fait pendant le confinement… ou ne plus parler du tout de cela !

Lien :

Photo : u
ne photo avec ma petite fille à Pals en Espagne, et une photo de mon bureau…


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